Deuxième séance du mardi 29 novembre 2016
Sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre
Nouvelle lecture
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, en nouvelle lecture, de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (nos 4133, 4242).
[…]
M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.
M. André Chassaigne. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, chers collègues, nous sommes appelés à débattre à nouveau ce soir de la proposition de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
Ce texte est certes moins ambitieux que la proposition d’initiative parlementaire – dont nous étions cosignataires – qui a été débattue dans notre hémicycle au début de l’année dernière. Certes, le texte dont nous débattons ce soir résulte en effet d’un compromis passé avec le Gouvernement, mais il marque une étape importante dans la voie de la responsabilisation des multinationales, de leurs sous-traitants et fournisseurs en matière sociale, éthique et environnementale. Nous tenons donc à saluer le travail, l’engagement et la ténacité de notre rapporteur, Dominique Potier, qui a eu le courage et l’intelligence de proposer des solutions novatrices même si nous demeurons convaincus, avec lui et sans doute avec d’autres, qu’il était possible et nécessaire d’aller plus loin.
Comme nous le savons, trois Français sur quatre estiment que les multinationales devraient être juridiquement responsables des dommages environnementaux ou des atteintes aux droits humains que les sociétés mères et les entreprises de leurs chaînes d’approvisionnement peuvent provoquer. La proposition de loi que vous nous soumettez répond à cette attente – certes partiellement, mais elle y répond.
Le texte dispose tout d’abord qu’il est obligatoire d’établir et de mettre en œuvre « de manière effective » un plan de vigilance pour toutes les sociétés employant au moins 5 000 salariés incluant ses filiales françaises directes ou indirectes, ou 10 000 salariés incluant ses filiales directes ou indirectes, françaises comme étrangères. Ce plan de vigilance devra comporter « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement. »
Avec ce dispositif, notre pays rend effectif le principe juridique de « diligence raisonnable » recommandé par le texte international de référence que sont les principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, dont la plupart des innovations ont été intégrées aux principes directeurs de l’organisation de coopération et de développement économiques – l’OCDE – à l’intention des entreprises multinationales.
De même, l’indemnisation ne dépendra plus du seul bon vouloir des entreprises et de la mobilisation des ONG. C’est une avancée significative.
Nous avons souligné lors des précédentes lectures la nécessité selon nous de modifier les seuils retenus, de prévoir un régime de sanctions plus dissuasif, de rétablir le principe selon lequel il incombe à la société-mère d’apporter la preuve qu’elle a mis en œuvre des procédures spécifiques de contrôle de ses filiales et des sous-traitants. Je ne m’attarderai pas ce soir sur ces éléments : nous en avons déjà débattu.
Si le texte ne concerne qu’une centaine de groupes et ne comporte pas non plus de dispositions suffisantes en matière d’accès à la justice pour les victimes de violations des droits de l’homme et de dommages environnementaux, il a l’immense mérite de mettre « le pied dans la porte », comme le soulignait notre collègue Philippe Noguès. Il s’agit de faire en sorte que cette porte ne se referme pas et que ce texte soit en conséquence adopté avant la fin de cette législature. C’est le vœu exprimé par les ONG, qui estiment à juste titre que le vote de cette loi serait un signal fort, manifestant la volonté française de tendre vers une mondialisation plus humaine, plus juste, conformément aux aspirations de la majorité des citoyens.
Sur le plan européen, des initiatives similaires se multiplient. Nombre d’États prennent en effet conscience de la nécessité de se doter d’instruments favorisant la mise en œuvre de ces principes et des normes existantes en alignant notamment leurs législations nationales sur les textes internationaux.
À rebours de ces évolutions, la droite française continue de défendre l’impunité des multinationales en invoquant le risque pour la compétitivité et l’attractivité des entreprises françaises à l’échelle européenne et mondiale.
Sa philosophie – votre philosophie, chers collègues de droite –, est de laisser à l’entreprise le libre choix de déterminer les actions qu’elle souhaite conduire ou non, selon son bon vouloir, pour améliorer la vie de la communauté. Rien d’étonnant à cela : c’est cette philosophie qui inspire le programme de François Fillon, lequel veut laisser aux entreprises le soin de déterminer quels sont les droits des salariés, entend congédier le principe de précaution et supprimer un certain nombre de normes sanitaires et environnementales, au motif que celles-ci seraient nuisibles à la compétitivité de notre économie, notamment de notre agriculture.
C’est la même philosophie qui consiste à prétendre que la croissance économique favorisée par le libre marché entraîne naturellement une prospérité accrue qui bénéficie à tous. C’est une illusion qui, monsieur le rapporteur, pour reprendre les termes du pape François (Sourires), « exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique ».
Les drames humains et environnementaux tels que ceux de Bhopal, de l’Erika, du Rana Plaza ou d’autres scandales sanitaires donnent la mesure des ravages causés par la course à la compétitivité, à l’enrichissement sans frein. Il est assez pathétique, je le note au passage, de voir tant de catholiques de droite porter leur suffrage sur un candidat dont le culte est celui du Veau d’or. (Rires et exclamations sur les bancs du groupe Les Républicains.) Racine, dans Athalie, rappelle qu’un roi sage « Sur la richesse et l’or ne met point son appui ».
L’Association française des entreprises privées, qui réunit tous les patrons du CAC 40 et des grandes sociétés françaises, a évidemment dit son opposition au texte qui nous occupe, son opposition, donc, à toute mesure législative de protection des victimes et de prévention de nouveaux drames. Pour cette association, comme pour le MEDEF, s’enrichir aux dépens d’une main-d’œuvre bon marché et vulnérable, au mépris des droits fondamentaux et des règles environnementales, ne serait donc pas un problème ? Qu’importe que la maison brûle, tant que le magot est à l’abri !
Permettez-moi, pour finir, de faire un petit rappel historique. Il concerne la loi de 1841, cette fameuse loi qui a interdit le travail des enfants en dessous de huit ans et limité à huit heures la journée de travail pour les enfants âgés de huit à douze ans, afin qu’ils puissent se rendre à l’école. Des députés de la Chambre combattirent cette loi, au nom de la famille, se faisant les porte-parole des manufacturiers et des parents pour lesquels la perte de revenus était un véritable drame.
N’êtes-vous pas aujourd’hui, hélas, chers collègues de l’opposition, les héritiers de ces députés qui ne trouvaient rien à redire aux conditions de travail inhumaines que la révolution industrielle imposait aux ouvriers, y compris à des enfants en bas âge ?
Ne trouveriez-vous, au fond, rien à redire au fait qu’au Bangladesh, aujourd’hui, une ouvrière du textile meure tous les deux jours, pour fournir à bas coûts des tee-shirts ou des chemises aux grandes marques occidentales ? Ne trouveriez-vous rien à redire au fléau du dumping social et environnemental, qui prospère sur la rhétorique de la compétitivité ?
Pour notre part, nous avons une conviction, celle qu’exprimait Jean Jaurès : il faut que « tous les hommes passent de l’état de concurrence brutale et de violence à l’état de coopération » car, disait-il, « c’est la fin la plus haute ». Parce que le texte qui nous est proposé œuvre en ce sens, même timidement, nous l’approuverons. Nous ne saurions attendre qu’un nouveau scandale social ou environnemental impliquant des entreprises françaises se produise pour prendre nos responsabilités – avec détermination, avec fierté, la tête haute. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
[…]
Discussion des articles
M. le président. J’appelle maintenant, dans le texte de la commission, les articles de la proposition de loi.
Article 1er
[…]
M. le président. Je suis saisi de deux amendements identiques, nos 3 et 26.
La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement no 3.
M. André Chassaigne. Monsieur le rapporteur, vous avez souhaité, avec raison, préciser le plan de vigilance ; c’était d’ailleurs une demande du Sénat, qui l’estimait trop vague. Vous apportez ainsi des éléments très précis sur les risques et le contenu du plan de vigilance.
Il existe cependant une possibilité d’évolution : des risques nouveaux peuvent apparaître. L’objet du présent amendement est donc de permettre, dans le décret d’application, de compléter avec des mesures qui ne figureraient pas dans le plan de vigilance.
M. le président. La parole est à M. Dominique Potier, rapporteur, pour soutenir l’amendement no 26 et donner l’avis de la commission.
M. Dominique Potier, rapporteur. Je remercie notre collègue André Chassaigne d’avoir déposé cet amendement. La cartographie des risques et les cinq points – le cinquième venant d’être créé sur votre initiative – que nous énonçons ne sont pas exhaustifs.
Je pense ainsi à la question de la corruption qui peut être suscitée par les groupes armés djihadistes ; nous avons eu connaissance récemment d’une affaire mettant en cause une multinationale au Levant pour du financement de terrorisme au cours de ses activités. Des phénomènes épidémiologiques peuvent surgir, avec des mesures de protection particulières. Demain, le changement climatique pourra impliquer d’autres risques.
La loi n’est pas écrite pour toujours et même si les principes que nous avons posés nous paraissent très larges, ils mériteront peut-être d’être précisés par le décret d’application ou renforcés sur des points que nous ne soupçonnons pas aujourd’hui.
Votre amendement permet d’atteindre l’équilibre entre une loi plus dure, car mieux écrite, et une ouverture assurant une certaine agilité aux gouvernements successifs pour préciser la vocation de cette loi : je vous en remercie. Avis très favorable.
M. André Chassaigne. Votre exégèse de l’amendement est très subtile !
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Sapin, ministre. Très favorable à l’amendement de M. Chassaigne, identique à celui de M. le rapporteur.
M. le président. La parole est à M. Dominique Tian. (« Oh non ! » sur certains bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
M. Dominique Tian. Si, quand même ! C’est important parce que le texte s’enrichit d’heure en heure.
Si j’ai bien compris, vous allez adopter un amendement de M. Chassaigne qui prévoit une cartographie des zones à risque dans le monde. Est-ce bien cela ?
M. André Chassaigne. Il n’est pas encore adopté !
M. Dominique Tian. J’interviens avant qu’il ne le soit, parce qu’on ne sait jamais. Nous établirons une cartographie mondiale pour connaître les zones risquées et non risquées.
M. André Chassaigne. Non, ce n’est pas cela !
M. Dominique Tian. Vous citez pourtant les « théâtres d’opérations terroristes » ! (Exclamations sur certains bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.) Cela signifie que les entreprises ne pourront pas envoyer leurs salariés travailler, exporter ou fabriquer dans les endroits indiqués par le plan comme étant des théâtres d’opérations terroristes.
M. André Chassaigne. Le décret d’application peut le préciser !
M. Dominique Tian. Il faudra donc dire aux entreprises françaises qu’elles ne peuvent pas opérer dans tel ou tel endroit en raison de risques terroristes. Si l’on va au bout du raisonnement, auront-elles le droit d’opérer sur le territoire national ? (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
M. Alain Fauré. Mais où avez-vous lu cela ?
M. Jean-Luc Laurent. Caricatural !
Mme Chantal Guittet. Il le fait exprès !
M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi.
Mme Danielle Auroi. Notre collègue nous a montré, à trois reprises, qu’il n’a sans doute pas lu la directive relative au reporting extra-financier. La France doit aujourd’hui l’appliquer, après avoir rédigé une première mouture qui a d’ailleurs inspiré la Commission européenne. Ce reporting extra-financier n’a rien à voir avec le texte proposé aujourd’hui, au contraire ; il en est la suite.
Je me permets donc de répéter à nos chers collègues qu’une proposition de directive, établie à partir du texte que nous voterons, je l’espère, tout à l’heure, sera soutenue par neuf parlements ainsi que par notre assemblée. Elle invitera l’Union européenne à suivre le même chemin que celui que nous empruntons aujourd’hui ; j’espère bien que nous le ferons tous ensemble.
Mme Chantal Guittet. Il faut une locomotive !
Mme Marie-Anne Chapdelaine. Voilà !
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Dominique Potier, rapporteur. Monsieur Tian, je ne souhaite pas paraître ironique, mais il faut vraiment vous renvoyer à l’étude du texte. La question sur les syndicats était totalement hors sujet puisque nous traitons bien de la maison mère.
M. Dominique Tian. Nous sommes passés aux amendements suivants !
M. Dominique Potier, rapporteur. De plus, nous savons, en France, ce qu’est un syndicat représentatif : il ne s’agit pas de syndicat au Bangladesh, où cette notion serait effectivement difficile à saisir. Je vous précise donc que nous parlons bien des maisons mères. Si vous n’avez pas compris cela, vous n’avez pas saisi notre intention ni la subtilité du texte : nous faisons porter la responsabilité sur la maison mère, qui a la puissance économique. C’est à l’actionnaire de porter la responsabilité de la chaîne de fabrication au bout du monde. Comprendre cela permet d’entrer dans le texte beaucoup plus facilement.
Deuxième élément : selon vous, avec la cartographie des risques, la situation deviendrait intenable. J’ai eu l’occasion, dans le dialogue avec le MEDEF, avec l’AFEP – l’Association française des entreprises privées – et avec certaines entreprises, de côtoyer des dirigeants gérant jusqu’à 6 000 filiales et sous-traitants. Dans leur chaîne de responsabilité, pour des raisons de sécurité, notamment dans l’aéronautique, ils ne prennent aucun risque avec le droit du travail, la sécurité de la provenance, des savoir-faire, etc. Ils ne connaissent qu’une seule zone de risque : la provenance des minerais rares.
Nous nous sommes rapprochés de Marie Arena, députée européenne belge, qui a fait un travail extraordinaire sur les minerais de sang. Ceux-ci, dans la région des Grands Lacs, ont causé tant de malheurs, tant de souffrance, les mafias et les conflits armés ayant décimé des populations entières.
Pour l’entrepreneur gérant 6 000 sous-traitants et filiales, la cartographie du risque consiste en un label d’origine de ses minerais, notamment des matériaux les plus rares, car ils représentent des enjeux géopolitiques d’une violence extrême. Ce label certifie que les conditions d’exploitation ne sont pas la source de violences inutiles. La cartographie du risque, pour cette entreprise, c’est cela et quasiment uniquement cela.
Il ne faut pas diaboliser le plan de vigilance mais l’envisager de manière pragmatique : dans le textile, cela concerne surtout le travail des enfants. Chaynesse Khirouni et Anne-Yvonne Le Dain ont également rappelé à l’envi à quel point les femmes sont concernées par la souffrance au travail. Dans d’autres secteurs, cela concernera les minerais ou tout autre chose. Mais les entreprises sont responsables : à elles de dire où existent des risques.
(Les amendements identiques nos 3 et 26 sont adoptés.)
[…]
Vote sur l’ensemble
M. le président. Je mets aux voix l’ensemble de la proposition de loi.
(La proposition de loi est adoptée.)
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