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L’ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi, adopté par le Sénat, relatif aux responsabilités locales.
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La séance, suspendue à 23 heures 50, est reprise le jeudi 26 février à 0 heure 5.
MOTION DE RENVOI EN COMMISSION
M. le Président - J’ai reçu de M. Alain Bocquet et des membres du groupe communiste et républicain une motion de renvoi en commission.
M. André Chassaigne - Rappel au Règlement fondé sur l’article 58.1. Pour défendre la motion de renvoi en commission, j’ai besoin d’une heure et demie. Or, le ministre a empiété sur le temps qui m’était imparti (Exclamations sur les bancs du groupe UMP).
De plus, j’ai le regret de constater l’absence du président de la commission des lois, celui-là même que je pensais convaincre du bien-fondé de mes arguments… (Protestations sur les bancs UMP)
M. Augustin Bonrepaux - Rappel au Règlement fondé sur le même article, relatif à l’organisation de nos travaux. Il est minuit passé de dix minutes et l’hémicycle est à peu près vide (Mêmes mouvements) alors que les arguments que souhaite faire valoir notre collègue Chassaigne appelleront des explications de vote circonstanciées. Il paraît difficile d’engager maintenant cet important débat - j’aurai notamment plaisir à expliquer au ministre ce que je pense des 25 millions virtuels qu’il prétend faire répartir entre les collectivités territoriales avant que le Gouvernement ne les reprenne avec sa pingrerie coutumière. Il me paraît plus raisonnable de reporter ce débat à demain matin.
M. le Président - Nous sommes encore dans les délais normaux.
M. Didier Migaud - Je ne suis pas certain qu’il soit raisonnable de siéger au delà de minuit, même si c’est habituel. Cette organisation de nos travaux est contraire à l’esprit de la session unique, qui prévoyait que nous siègerions les mardi, mercredi et jeudi. Le Premier ministre nous impose de siéger aussi le vendredi, alors que nous sommes en pleine période électorale et que nous devons débattre avec nos concitoyens. Je ressens l’obligation qui nous est ainsi faite comme une forme de mépris de la représentation nationale et de nos concitoyens (Exclamations sur les bancs du groupe UMP). Je constate d’ailleurs que les membres du groupe UMP sont bien peu présents (Mêmes mouvements) depuis le début de ce débat pourtant présenté comme fondamental. Ainsi, un tiers à peine du groupe UMP était dans l’hémicycle pour écouter l’intervention liminaire du Premier ministre, mais il vrai que les rangs se sont regarnis lorsque le ministre de l’intérieur a pris la parole… (Mouvements divers sur les bancs du groupe UMP) Quant au président de la commission des lois, il est parti, alors que notre collègue Chassaigne va défendre une motion qui le concerne au premier chef. Quelle curieuse conception de son rôle, et quelle étonnante désinvolture à l’égard d’un texte que le Premier ministre juge essentiel !
M. André Chassaigne - Nous commençons donc de dire la grand-messe de la décentralisation et de ses prétendues responsabilités locales…
M. Michel Piron - Le goupillon remplace la faucille !
M. André Chassaigne - Menée dans la plus grande opacité et avec une célérité troublante, cette célébration des vertus de la proximité sonne de plus en plus faux, et les masques tombent - l’intervention du ministre vient de le confirmer. Il est vrai que votre majorité, décidément introuvable, surtout à cette heure (Protestations sur les bancs du groupe UMP) vous permet de décider de terribles retours en arrière en toute impunité.
Ce projet de décentralisation n’est pas une revendication populaire et il n’a jamais été annoncé de manière précise lors de la campagne qui vous a porté au pouvoir… (« Pas plus qu’en 1981 ! » sur les bancs du groupe UMP) Jamais il n’a été soumis au débat public, ce qui révèle la faible considération que vous portez au suffrage universel. Et nous devrions avaliser l’embastillement de la souveraineté populaire, dont nous avons pu apprécier la réalité au vu des résultats des consultations référendaires en Corse et aux Antilles. Il nous aurait infiniment plu de connaître le résultat d’un référendum sur le projet de loi constitutionnelle…
Ces masques ne parviennent plus à dissimuler l’hostilité de la majorité des élus locaux à votre projet. Parmi eux, beaucoup de vos amis, malgré la déférence qu’ils vous portent, ne peuvent plus cacher leurs inquiétudes. La réalité, c’est que les élus locaux craignent soit d’être dépossédés de leurs prérogatives, soit d’être incapables d’assumer les compétences nouvelles que vous leur imposez.
Quant aux personnels de la fonction publique, s’ils rejettent votre projet en bloc, c’est qu’ils ont une conscience du service public suffisamment affirmée pour bien identifier les ravages que cette décentralisation va provoquer dans nos territoires. Vous avez refusé de les écouter. Pis, vous êtes revenu au Sénat sur les quelques engagements pris par le Gouvernement. Ainsi, les médecins scolaires seront aussi décentralisés. Vous n’avez vraiment aucune parole, monsieur le ministre…
M. le Ministre délégué - Je ne vous permets pas de dire cela, d’autant que j’ai émis un avis défavorable à cet amendement !
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M. André Chassaigne - Votre projet a aussi effrayé les meilleurs juristes du pays. On se souvient encore de l’avis très défavorable formulé par le Conseil d’Etat à votre projet de loi constitutionnelle. Cette décentralisation n’est donc portée que par la seule autorité, quasi-monarchique, qui dirige le pays. Comment comprendre sinon que le projet de loi initial se présentait aussi comme une gigantesque loi d’habilitation permettant au Gouvernement de poursuivre par ordonnances son entreprise de démolition de l’unité nationale ? En fait, cet édit répond à la volonté d’imposer une foi nouvelle au pays : la libre entreprise. Car pointe surtout, derrière les liturgies lancinantes sur la proximité ou le bon sens, votre résolution à sacraliser la concurrence et l’individualisme néolibéral, pour mieux piller les ressources du pays.
L’artifice est connu. « Il faut que tout change pour que rien ne change », pour reprendre les propos de ce vieux représentant de l’Ancien régime, le prince Salina, dans le très beau film de Visconti, Le Guépard.
Cette rapide introduction m’a paru nécessaire pour identifier les racines idéologiques de votre projet et éclairer certaines pratiques propres à votre gouvernement.
Bien sûr, me direz-vous, il ne s’agit, après tout, que de confier à des collectivités territoriales, par définition élues par le peuple, des compétences nouvelles. Et le fait de donner aux communes la responsabilité de la lutte contre le saturnisme n’est pas, a priori, choquant. Il est vrai qu’il est difficile, de prime abord, d’identifier un projet politique abouti derrière ce catalogue à la Prévert, la poésie en moins, de transferts de compétences.
Une chose est sûre. La Constitution reconnaît trois catégories de collectivités territoriales, alors que votre texte n’en reconnaît que deux. Car si les régions et les départements seront gâtés, dans tous les sens du mot, les communes n’ont pas été invitées au grand partage du démantèlement des missions historiques de l’Etat. Bien au contraire, tous les dispositifs prévus concernant l’intercommunalité visent à accélérer la constitution de super-groupements de communes, et donc à vider de toutes substances les cellules de base de notre démocratie. De plus, les nouvelles charges non financées qu’auront à supporter les conseils régionaux et généraux ne manqueront pas d’avoir des conséquences sur la nature et le montant des aides apportées traditionnellement aux communes.
Ainsi donc, la région recevra une compétence presque générale en matière de développement économique. Il s’agit incontestablement de la compétence reine, que le Gouvernement transfère à la plus récente des collectivités territoriales. Les échelons de la proximité, communes et départements, n’auront de compétence qu’en matière de gestion de services publics. Les régions, quant à elles, bénéficieront d’une compétence « noble », qui laisse une réelle marge de man_uvre politique et un véritable pouvoir d’impulsion. Il faut noter que cette collectivité est aussi celle où le Gouvernement a décidé d’expulser les minorités politiques en modifiant le mode de scrutin, avec les couperets de 5 % et 10 %. Là où le Gouvernement va déléguer de réels pouvoirs de décision, il prend au préalable le soin de noyauter le débat démocratique afin de mieux contrôler d’éventuelles « dérives ».
Ce transfert de la compétence de développement économique laisse surtout en suspens la question de la nature du développement. Tel que le texte est rédigé il s’agit surtout d’attribuer des aides aux entreprises, sans contrôle de l’utilisation des fonds versés à moins que notre rapporteur respecte l’engagement pris en commission des lois d’introduire des contrôles sur ces aides aux entreprises, à la suite d’un des amendements que j’avais déposés.
M. le Rapporteur - Bien sûr !
M. André Chassaigne - Certes, votre propos est de laisser l’économie dysfonctionner et de conférer à la région un simple rôle de « pompier social » des entreprises en difficulté. Il s’agit une fois encore d’exonérer les entreprises de toute mise en jeu de leur responsabilité sociale et locale. Fidèle aux conceptions antiéconomiques des hérauts de la libre concurrence de la Commission européenne, votre décentralisation ne vise qu’à institutionnaliser l’impuissance publique en matière économique. L’autorégulation des marchés est pourtant un mythe qui mène droit au fatalisme. Les collectivités territoriales devraient pouvoir intervenir en amont des difficultés économiques et porter la vision prospective de long terme qui fait si souvent défaut aux entreprises.
Enfin, ce transfert constitue une réelle entorse au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales. Communes et départements seront réduits à devenir les simples guichets des régions. Elles ne pourront plus dispenser d’aides incompatibles avec le schéma régional de développement économique, qu’elles n’auront, par définition, pas contribué à élaborer. C’est une atteinte manifeste à leur libre administration. Comment ne pas voir dans ce projet la volonté de soumettre toutes les collectivités à la politique économique définie par la région ! Ne doit-on pas craindre que les communes les plus fermement attachées à leur autonomie ne subissent les représailles de leur chef de file, leur nouveau suzerain ? Comment pourrions-nous accepter que soient ainsi vassalisées les cellules de base de la démocratie ?
L’achèvement de la décentralisation de la formation professionnelle doit aussi nous interpeller. Les politiques de traitement social du chômage et de réduction du coût du travail ont montré leur totale inefficacité. Les vingt milliards d’euros d’exonération de cotisations patronales n’auraient en effet créé, selon les experts les plus optimistes, qu’environ 200 000 emplois, peu qualifiés et sous-payés. Au nom de la mobilité de l’emploi, le chômage et la précarité rythment la vie de millions de nos concitoyens, cependant que plusieurs secteurs d’activité restent confrontés à de réelles difficultés de recrutement.
Face à cette réalité, un investissement massif dans la formation continue est indispensable pour répondre aux défis des technologies informationnelles et aux inégalités de formation. Cet effort considérable en faveur de la formation doit aussi répondre au besoin d’épanouissement personnel de nos concitoyens, par la culture et l’éducation.
Nous devrons avoir un but : progresser en vue de dispenser à chacun la formation continue à laquelle il a droit au cours de sa vie active. Or que nous propose-t-on ? La mise en concurrence des organismes de formation et le démantèlement de l’association de formation professionnelle des adultes. C’est donner la priorité aux organismes de formation à caractère lucratif, souvent dominés par le patronat et ses besoins de court terme.
Quant à la décentralisation des infrastructures routières, portuaires et aéroportuaires, elle risque d’ouvrir une nouvelle ère de déréglementation et de dégradation des services publics. Il vous sera difficile de justifier ce transfert par vos couplets quotidiens sur la proximité. Car si vous décentralisez les routes, c’est uniquement par souci d’économies budgétaires. Il est vrai que dans votre texte, Tartuffe rejoint souvent Harpagon. Le « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » a pour objectif inavoué de conserver la cassette. Comme vous ne disposez plus de ressources budgétaires suffisantes pour poursuivre votre politique de cadeaux fiscaux envers vos électeurs les plus fortunés, et que vous constatez que l’état des routes nationales en France ne cesse de se dégrader du fait des coupes budgétaires réalisées dans le budget de l’équipement, il était tentant de les transférer aux départements !
Cette tartufferie mêlée d’avarice est encore plus manifeste si l’on s’attache aux conclusions du CIADT de décembre dernier. On y apprend en effet que la politique des transports doit désormais concilier plusieurs objectifs : le développement économique, l’attractivité des territoires dans une Europe élargie et la prise en compte des enjeux environnementaux, globaux et locaux. On notera d’emblée que, ni le service public, ni l’aménagement du territoire n’ont droit de cité dans cet inventaire ! Et il est pour le moins curieux que le Gouvernement convoque un tel comité pour affirmer que l’aménagement du territoire constitue la dernière de ses préoccupations ; ce qui importe, c’est qu’il y ait de belles autoroutes entre les capitales régionales du pays. Le reste n’a aucune importance. L’insulte faite à nos territoires est absolument révoltante. Je pense plus particulièrement à la tache blanche du Massif central et de l’Auvergne. L’abandon programmé des contrats de plan Etat-région témoigne aussi de la volonté du Gouvernement de délaisser sa responsabilité d’aménageur.
Comment les départements les plus fragiles pourront-ils financer l’entretien des routes si la solidarité ne joue plus ? Il serait intéressant d’entendre à ce sujet des représentants de l’Aveyron ou du Cantal, surtout si les amendements de la majorité visant à exclure les missions de desserte et d’équilibre des territoires sont pris en compte !
Comment comptez-vous convaincre les collectivités de participer à votre grande braderie des ports et des aéroports de ce pays ? Nombre de ces infrastructures sont déficitaires, et c’est normal car leurs comptes ne peuvent pas intégrer les externalités positives induites par leur existence. Oui, l’aéroport d’Aulnat près de Clermont-Ferrand est en déficit. Mais son utilité ne se mesure pas à l’équilibre de ses comptes. Cet équipement est en effet vital pour décloisonner l’Auvergne. Cela, les comptables de Bercy ne pourront jamais le mesurer. L’Etat, parce qu’il est le seul à pouvoir assumer des missions d’aménagement du territoire, n’a pas le droit de transférer ces infrastructures à des collectivités territoriales qui ne disposeront jamais des moyens budgétaires suffisants.
Le seul moyen que vous avez trouvé pour dépasser vos contradictions consiste à rétablir l’octroi. Certes, pour faire moderne, on l’appelle « péage » aujourd’hui. Mais le principe reste le même, injuste et rétrograde. Comment s’étonner que nous dénoncions une décentralisation qui fleure l’Ancien Régime ?
L’utilisation des routes express ou des ouvrages d’art deviendrait payante. Votre projet est rédigé de telle façon que l’exception risque de devenir la règle.
Vous avez d’ailleurs parfaitement conscience de l’iniquité de tels péages sur les routes de France. Le Gouvernement, par l’intermédiaire de son ministre de l’équipement, va jusqu’à refuser d’assumer les conséquences de cette mesure, en déclarant que « la possibilité offerte aux collectivités d’instaurer un péage sur les routes ne concernerait que d’éventuelles routes nouvelles ». Ces propos sont ostensiblement, en contradiction avec l’article 14 du projet, selon lequel « l’usage des routes express est en principe gratuit. Toutefois, lorsque l’utilité, les dimensions, le coût d’une route express ainsi que le service rendu aux usagers le justifient, il peut être institué un péage pour son usage en vue d’assurer la couverture totale ou partielle des dépenses de toute nature liées à la construction, à l’exploitation, à l’entretien, à l’aménagement ou à l’extension de l’infrastructure ». Le ministre s’est complètement trompé : comme on dit en Auvergne, « il a la queue du renard qui sort de la bouche et il nie l’avoir mangé » (Rires).
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M. le Rapporteur - N’en faites pas un fromage !
M. André Chassaigne - Qu’est-ce que cet octroi sinon une taxe qu’on peut ranger dans la catégorie des impôts indirects forfaitaires ? Pour financer le domaine routier public, on va puiser dans le produit d’un impôt forfaitaire. Comme l’impôt sur le revenu, le seul progressif de notre système fiscal, est en baisse constante, il s’agit surtout d’opérer un nouveau transfert de charges au détriment de nos concitoyens les plus pauvres.
Votre projet, qui démantèle les services publics les uns après les autres, est aussi marqué par un grand sens de la redistribution sociale : prendre aux pauvres pour donner aux riches ! Vous considérez peut-être ces transferts de charges comme modernes. Au risque de vous choquer, j’y verrai plutôt toute la cupidité et la mesquinerie de la classe que vous représentez (Protestations sur les bancs du groupe UMP).
Derrière votre volonté d’octroyer la faculté aux collectivités publiques d’instituer des péages se cache la décision de transformer progressivement les services non marchands en services marchands. Cette politique a pour seul but d’étendre les logiques capitalistes d’accumulation et de destruction à des missions absolument décisives.
Le démembrement des services autrefois assumés par l’Etat a commencé par les services économiques. Je pense à France Telecom, à La Poste, aux institutions bancaires. Ce processus de privatisation s’est poursuivi depuis lors. Avec ce projet, vous nous proposez de franchir un pas supplémentaire. Les services de l’équipement sont de fait un service public de souveraineté. Ils assument une des missions régaliennes de l’Etat. Les routes, en reliant les Français les uns avec les autres, ont donné sens à la nation.
Mais quelle conception de la République avez-vous pour détruire ainsi les unes après les autres, toutes ses fondations ? Que restera-t-il de la souveraineté populaire, si la puissance publique devait continuer à être amputée de la sorte ?
Les dispositions prévues en matière d’action sociale ne sont guère plus rassurantes. Dans le prolongement de la loi sur le RMA, l’Etat confie aux départements une compétence quasi exclusive en matière d’action sociale. Il laisse les conseils généraux gérer la misère causée par les politiques économiques suivies par l’Europe, l’Etat et les régions. Les départements, écrasés par l’ampleur de leurs missions, disposent de faibles moyens.
M. Augustin Bonrepaux - C’est bien vrai !
M. André Chassaigne - Auront-ils la possibilité d’assumer pleinement, seuls, cette responsabilité ? Déjà, les collectivités départementales sont en difficulté du fait des transferts de charges en matière d’allocation d’autonomie et de RMI-RMA. Comment pourront-ils remplir les nouvelles missions que vous souhaitez leur confier, comme l’insertion et le soutien aux jeunes les plus en difficulté ?
Comment concevoir un développement économique durable, équilibré, respectueux des hommes et des territoires, si on accentue la dichotomie entre l’économique, pour la région, et le social, pour le département ? Si on élargit le fossé entre la production des richesses et la correction des déséquilibres. Un développement économique durable ne doit ni paupériser ni exclure. Il doit profiter à l’ensemble des acteurs sociaux. Son efficacité ne doit pas se mesurer à la seule évolution du PIB ou de l’inflation. Il faut prendre en compte le bien-être de tous.
Nous retrouvons dans ce texte votre confiance aveugle en ces principes absurdes du néolibéralisme et de votre désintérêt pour la question sociale. Vous ne pourrez que rencontrer la franche hostilité des députés communistes et républicains qui, eux, font toujours le choix des hommes, pas celui de l’argent !
Un des problèmes sociaux les plus aigus, aujourd’hui, est celui du logement. On sait d’où vient ce problème, comme Janine Jambu l’a rappelé hier soir. Evidemment, il y a ce discours, entretenu par de nombreux élus locaux, essentiellement issus des rangs de la majorité d’ailleurs, selon lesquels les classes laborieuses seraient avant tout des classes dangereuses : des classes à maintenir cloîtrées dans les quelques villes qui les acceptent, gérées la plupart du temps par des municipalités progressistes. Mais cette crise du logement est surtout due à la réorientation des politiques du logement : on a remis en question les aides à la pierre au profit des aides à la personne, si bien qu’il manque aujourd’hui de centaines de milliers de logements sociaux en France. Et que nous propose-t-on ? Quelques tours de magie noire du ministre de la ville, pour détourner l’attention de nos concitoyens. Mais aussi le désengagement complet de l’Etat en ce domaine. On nous annonce plus de logements sociaux avec moins de crédits budgétaires. C’est la multiplication des pains !
Le problème est le même pour le logement étudiant. Le déficit de l’offre ferme de fait l’accès aux études aux étudiants les plus pauvres. C’est un moyen détourné d’opérer cette sélection à l’entrée à l’université qui vous est si chère pour assurer la reproduction sociale de la classe dominante. Ce que les étudiants revendiquent, c’est un immense effort de construction et de réhabilitation. Mais vous pratiquez la politique de la patate chaude, puisque l’Etat délègue cette compétence aux communes et à leurs groupements.
Pour parachever ce titre relatif à la solidarité et à la santé, chef-d’œuvre d’hypocrisie, vous donnez la possibilité aux régions de financer elles-mêmes certains équipements hospitaliers que l’Etat refuse d’assumer. La conséquence principale sera l’inégalité d’accès aux soins. Certes, les politiques de santé de ces dernières années ont été catastrophiques pour l’hôpital : manque de moyens matériels, manque de personnel, budget qui se réduisent au fil des années.
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M. Laurent Hénart, rapporteur pour avis de la commission des finances, de l’économie générale et du plan - Sombre bilan des années Jospin !
M. André Chassaigne - Nouveau tour de passe-passe, on donne la possibilité aux régions de participer au financement d’équipements sanitaires. Si l’Etat décide de ne pas investir en Auvergne, la région devra soit assumer le financement, soit laisser la population sans structures de proximité. On peut donc imaginer les conséquences en matière d’urgence et de qualité des soins. Aussi, selon le lieu de résidence, les Français seront plus ou moins bien pris en charge.
Les problèmes sont malheureusement similaires pour ce qui concerne l’éducation. La lutte menée au printemps dernier par les personnels de l’Education nationale en réaction à votre projet a été exemplaire.
Comme l’a rappelé hier mon collègue Liberti, cette décentralisation remettra en cause l’unité de la communauté éducative dans les établissements. Le mouvement de grève dans l’Education nationale a montré l’importance des personnels non enseignants auprès des élèves.
La République française s’est construite autour de son école. C’est l’école publique qui a permis d’asseoir la légitimité de la République dans le pays. C’est cette même école qui, depuis plus d’un siècle diffuse et répand ces valeurs progressistes qui font la force de notre pacte républicain. Certes, l’école ne parvient plus à endiguer les inégalités sociales créées par le système capitaliste. Mais en remettant en cause, petit à petit, le cadre national du rythme scolaire, non seulement vous détruisez le principal vecteur de diffusion des valeurs républicaines, mais aussi vous renoncez à endiguer toutes ces inégalités. C’est très grave.
Votre projet porte atteinte aux principes fondamentaux de nos services publics.
Un tel transfert de compétences, sans la moindre garantie quant au statut public des TOS, ouvre la porte aux entreprises privées. Les exemples des délégations du service public de restauration scolaire auraient pourtant dû limiter l’ardeur de nos réformateurs : forte dégradation de la qualité du service rendu, coûts croissants pour la collectivité et les parents d’élèves…
En outre, ce transfert de compétences sera fatal au principe d’égalité devant le service public. L’ampleur des inégalités régionalesetdépartementales donne un bon aperçu de celles qui pourront exister entre les établissements, dans quelques années.
Vous ignorez la nécessité d’un débat sur le rôle de l’Etat en matière culturelle. Quels critères retiendra-t-on pour définir les monuments d’intérêt local ou national ? Ces questions qui restent sans réponse montrent à quel point cette décentralisation, menée au pas de charge, n’a pas été réfléchie.
L’assurance hautaine du Gouvernement peut sûrement expliquer pourquoi le Premier ministre compte imposer son « grand dessein » au mépris même des formes démocratiques. C’est par une interprétation douteuse de nos règles constitutionnelles que le peuple souverain a été dessaisi de cette question au profit du pouvoir constituant délégué : dans l’esprit de la Constitution, le Congrès ne doit être réuni que pour des lois constitutionnelles mineures. Or, les signaux envoyés par nos concitoyens lors des référendums en Corse et aux Antilles ont été très clairs : ils ont montré au mieux une forte méfiance, au pire une franche hostilité à l’égard de votre réforme. C’est bien parce que le peuple y est opposé que vous contournez les règles démocratiques et légiférez dans l’opacité la plus complète, à des heures extrêmes… Ainsi, les lois organiques, sur le principe d’expérimentation, et le prétendu référendum local ont été votés dans l’anonymat en juillet dernier. Le Gouvernement nous a ensuite présenté ce projet, truffé de demandes d’habilitation à légiférer par ordonnances. Enfin, l’organisation du débat prête à confusion : le Sénat a eu besoin de trois semaines, qui n’ont pas suffi, puisque le Gouvernement a dû demander à sa majorité de retirer des centaines d’amendements. Et l’Assemblée, élue au suffrage universel direct, devrait le voter en moins de deux semaines, en pleine campagne électorale !
Pourquoi un tel empressement à clôturer ces débats ? Appréhendez-vous une nouvelle mobilisation des personnels de la fonction publique ? Ou craignez-vous les réactions hostiles des élus locaux ?
Une des principales inconnues est financière. On nous avait promis une grande réforme des finances locales ; nous ne voyons toujours rien venir. De nombreux élus locaux sont aujourd’hui inquiets des risques d’asphyxie financière. Certes, un projet de loi organique sur l’autonomie financière des collectivités territoriales a bien été déposé à l’Assemblée le 22 octobre dernier, mais on pourrait croire à une erreur de vos services, tant il est vide… Ainsi, l’article premier définit ce que sont des catégories de collectivités territoriales.
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M. le Rapporteur - C’est un projet de loi organique…
M. André Chassaigne - L’article 2 définit ce que sont des ressources propres. Et l’article 3 nous illumine en nous expliquant ce que signifie l’expression « part déterminante ». Quant à l’article 4, il est sans intérêt. Nous n’avons pas besoin de cette loi organique, qui a pour seule ambition de se substituer au dictionnaire…
Pour reprendre une expression du Nord chère à Alain Bocquet, vous faites trois baignoires de mousse avec un seul gramme de savon (Sourires).
M. Laurent Hénart, rapporteur pour avis - Au moins c’est économique pour l’Etat… (Sourires)
M. André Chassaigne - Mais la vacuité de ce projet n’est-elle pas la preuve de votre volonté de ne pas réformer les finances locales ? De ne pas développer les mécanismes indispensables de péréquation financière entre les collectivités ? De ne pas réformer une fiscalité locale profondément injuste et inégalitaire ?
L’annonce d’une suppression prochaine de la taxe professionnelle n’augure rien de bon en matière de finances locales. Beaucoup de collectivités éprouvent aujourd’hui des difficultés à boucler leurs budgets sans augmenter de façon inconsidérée les impôts locaux. Et ces difficultés risquent de s’aggraver avec tous les risques que cela comporte : dégradation du service rendu, délégation, donc privatisation des services publics, perte de confiance envers les élus locaux et approfondissement de la crise politique.
Certes, depuis la décentralisation de 1982, l’état des collèges et lycées ne s’est pas dégradé. Mais la situation est très différente car l’élasticité des budgets des collectivités territoriales est beaucoup plus faible. Et, si les départements et les régions ont pu lever les ressources nécessaires pour rénover les collèges et les lycées dans les années 1980, ils ne pourront pas fournir le même effort pour les routes, l’action sociale et la formation professionnelle, tant le poids des dépenses de fonctionnement est maintenant élevé dans les budgets des collectivités territoriales.
M. Alain Gest - Celles de gauche !
M. André Chassaigne - Et ce n’est pas en transférant plus de 100 000 fonctionnaires d’Etat que l’on augmentera leur capacité d’initiative et d’intervention. Dans certaines régions, le simple transfert des TOS va doubler les dépenses de personnel du conseil régional. Et les dotations de compensation que l’Etat versera aux collectivités territoriales auront une évolution bien moins dynamique que celle des postes de dépenses transférés. C’est une évidence.
En 2002, les dépenses de personnels des collectivités territoriales ont augmenté de 5,9 % et les crédits de la dotation globale de fonctionnement de 4,07 % seulement. Et qui aura, demain, à supporter le coût du remplacement des CES et CEC des collèges et des lycées par des emplois statutaires ?
M. le Rapporteur - C’est dans la loi !
M. André Chassaigne - Vous y voyez beaucoup de choses…
Mais cette volonté d’étouffer les budgets des collectivités territoriales n’est-elle pas volontaire ? N’est-ce pas un moyen pernicieux et efficace de vider de son sens la notion de libre administration. Si l’Etat est devenu, au fil des réformes des vingt dernières années, un simple gestionnaire, incapable de porter une vision politique, les collectivités territoriales vont suivre le même chemin et porter la même impuissance en politique, si démobilisatrice pour nos concitoyens, mais si rassurante pour les multinationales.
Beaucoup d’élus locaux, volontaires et actifs sur leurs territoires, sentent bien poindre cette évolution. C’est pour cela qu’ils accueillent généralement ce projet de décentralisation, présenté pourtant à leur bénéfice, avec circonspection, voire avec hostilité.
En ne prenant pas en compte la question financière vous éludez aussi la question des inégalités territoriales. Ces vingt dernières années, les disparités entre les régions se sont fortement accrues : plus de la moitié du PIB est produite par quatre régions seulement. La polarisation du territoire autour de ses principales agglomérations est source de déséquilibres, et de remises en cause concrètes du principe d’égalité des chances. Cette évolution est le fruit des orientations libérales prises par notre société. Les contrats de plan Etat-région ont avantagé les régions les plus dynamiques, celles qui ont pu proposer et cofinancer de grands projets. La politique d’aménagement du territoire a privilégié la structuration du territoire autour de ses métropoles dites d’équilibre, délaissant de fait les villes moyennes et petites comme les territoires ruraux.
Aucun Gouvernement n’a, malgré ces évolutions, eu le courage de chercher à réduire ces inégalités territoriales en réformant les finances locales.
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M. Michel Piron - Vous êtes dur avec le PS…
M. André Chassaigne - J’en conviens. Les bases locatives de la taxe d’habitation n’ont pas été revues depuis 1970. Les impôts locaux sur les personnes ne prennent pas en compte le revenu des contribuables et ont, de facto, un caractère proportionnel. Les bases de la taxe professionnelle conduisent à privilégier les entreprises de services au détriment des industries de main-d’œuvre.
M. le Ministre délégué - C’est tout à fait vrai !
M. André Chassaigne - Surtout, les assiettes des fameuses « quatre vieilles » sont particulièrement mal réparties sur le territoire.
M. le Rapporteur - C’est pourquoi il faut les réformer…
M. André Chassaigne - Ainsi, la moyenne des bases de taxe professionnelle par habitant et par département était en 2003 de 2 950 € dans les Hauts-de-Seine, contre 780 € seulement dans le Gers. Et les écarts entre communes sont encore beaucoup plus grands.
Conscients de ce problème, vous vous gargarisez, le mot n’est pas trop fort, d’avoir fait inscrire le principe de péréquation dans la Constitution.
M. Alain Gest - C’est vrai !
M. André Chassaigne - Mais cette Constitution reconnaît aussi le droit au travail tandis que des millions de nos concitoyens sont confrontés au chômage et à la précarité ! Elle garantit à tous, « notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs », alors que plus de deux millions d’enfants vivent aujourd’hui dans la pauvreté ; que beaucoup de mères de famille restent victimes de violence, sont durement exploitées dans leur travail ; et que beaucoup de vieux travailleurs verront leur retraite sacrifiée après la réforme que vous avez imposée l’année dernière ! Vous comprendrez que les députés communistes et républicains attendent plutôt des actes politiques que des promesses.
M. le Rapporteur - C’est un discours trotskyste… (Sourires)
M. André Chassaigne - Les dotations de l’Etat ne cherchent qu’à corriger à la marge cette distorsion des bases. La dotation forfaitaire des communes s’élève à près de 90 % du montant total de leur DGF. La dotation d’aménagement n’en constitue que le solde, dont une partie seulement est affectée à la résorption des inégalités territoriales, une autre partie finançant la DGF des groupements de communes à fiscalité propre. Les dotations de solidarité urbaine ou rurale sont ainsi ridiculement faibles au regard des besoins.
Comment pouvez-vous encore pérorer sur les responsabilités locales ?
L’utilisation de l’expression « responsabilités locales » répond à des objectifs peu louables. On ne pourrait que se féliciter que les élus rendent mieux compte à leurs électeurs de leurs décisions et de leurs politiques.
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M. Michel Piron - Ah, tout de même !
M. André Chassaigne - Plus la responsabilité politique des élus peut être facilement mise en jeu, plus le fonctionnement démocratique des institutions s’affermit.
Mais avec ce projet, vous cherchez à ce que les élus locaux rendent compte à leurs électeurs de décisions dans lesquelles ils n’auront aucune responsabilité. Les collectivités ne seront pas responsables des hausses d’impôts locaux consécutives à ces transferts de compétence imposés, non plus que du mauvais état des routes, dû au fait que l’Etat a systématiquement rogné les crédits d’entretien du réseau routier depuis vingt ans, non plus que de la généralisation, via le RMA, de la précarité au travail et de l’institution d’un travail quasi forcé, en vertu de règles définies par ce seul gouvernement.
Ce n’est pas en transformant les collectivités territoriales en guichets ou en bureaux de bienfaisance que l’on affermira le sens des responsabilités des élus et le principe de libre administration. Gérer la pénurie, entretenue par les politiques budgétaires de l’Etat, ou exécuter des mesures prises par l’Etat, ce n’est pas cela, être autonome pour les collectivités territoriales.
Comprimer les dépenses publiques, voilà bien votre principal dessein. En mettant les territoires en concurrence, vous poussez - vous ne vous en cachez d’ailleurs -, les collectivités à réduire leurs interventions publiques, sous prétexte de diminuer la pression fiscale sur les ménages et, surtout, sur vos très chères entreprises. Cette logique est, hélas, très contre-productive, car tous les citoyens devraient alors supporter la dégradation de la qualité des services publics et les entreprises, elles, celle de la qualité de leur environnement. Pour vous, le seul moteur au développement est la concurrence, la rivalité, l’instinct de survie. Toujours le renard libre dans le poulailler libre… (Rires sur les bancs du groupe UMP) Personnellement, je trouve cela très triste.
Nous pensons, nous, que le progrès passe plutôt par le renforcement de la solidarité nationale et de la coopération entre les hommes et les collectivités. Il est par ailleurs absurde de fonder toute notre politique économique sur l’amélioration des conditions d’accueil des entreprises, sous prétexte qu’un investisseur étranger, pourrait, tel un messie, un jour, peut-être, arriver dans une région et y créer des centaines d’emplois. La probabilité est assez faible pour que l’on ne lui sacrifie pas tous nos services publics et tous nos instruments de solidarité.
Vous avez préféré mettre les institutions de la République, Etat comme collectivités, au service des intérêts des entreprises.
Voilà pourquoi votre décentralisation ne répond qu’à la marge aux revendications démocratiques exprimées par beaucoup de nos concitoyens, qui souhaitent décider directement de l’avenir de leurs territoires. Cette participation directe des citoyens aux affaires politiques locales ou l’institution d’un droit de pétition réel ne vous intéressent pas. Le nouveau référendum local n’a d’autre intérêt pour vous que de sembler concrétiser votre discours sur la proximité. Votre motivation est tout autre, c’est adapter les interventions de l’Etat aux mutations du capitalisme (« Ah ! » sur les bancs du groupe UMP).
Nous sortons d’une période historique où chaque nation pouvait fonctionner de manière autonome sur le plan économique…
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M. Laurent Hénart, rapporteur pour avis - Mais où en est-on au fait de la paupérisation des masses ?
M. André Chassaigne - La combinaison du pouvoir de l’Etat et des grandes entreprises permettait de réguler globalement le système politique et économique.
M. Daniel Paul - Ecoutez la leçon ! C’est le capitalisme monopolistique d’Etat.
M. André Chassaigne - Ces structures économiques ont été bouleversées par la financiarisation de l’économie, dont les populations font les frais avec licenciements, fermetures d’usines et éclatement des solidarités à la clé. Votre projet de décentralisation consiste, dans ce cadre, ni plus ni moins, qu’à redéfinir en profondeur les modes d’intervention et les missions de l’Etat, pour parfaire son adaptation à cette économie globalisée et financiarisée. Dans ce cadre, il n’a plus de rôle régulateur, il n’a plus notamment à soutenir la demande par l’augmentation du pouvoir d’achat. Il n’a qu’à superviser le bon fonctionnement de marchés financiers globalisés et à gérer les contraintes mondiales nées des mutations économiques.
Bref, vous nous proposez que l’Etat, et nos institutions politiques en général, non pas se soumettent encore une fois aux diktats des marchés financiers, mais, plus grave encore, se privent eux-mêmes de toute possibilité d’intervention future dans l’économie. Vous nous demandez de prendre acte de cette démission et de renoncer à la possibilité même d’un volontarisme politique dans le domaine économique.
M. le Ministre délégué - Tout cela dans ce seul texte ?
M. André Chassaigne Il suffit d’écouter les réponses de M. Mer ici le mardi et le mercredi lors des séances de questions au Gouvernement. Il dit clairement être opposé à toute intervention publique dans le domaine économique. Ne faites pas semblant de le découvrir aujourd’hui !
Vous nous demandez donc, disais-je, de préparer des dizaines de nouvelles affaires Michelin, Lu ou Metaleurop, où l’Etat s’est plutôt comporté en Ponce Pilate.
M. le Rapporteur - Rappelez-nous qui était au pouvoir lors de l’affaire Michelin ?
M. le Ministre délégué - C’était peut-être bien Ponce Pilate !
M. André Chassaigne - Cela ne me dérange pas de le rappeler, non plus que de rappeler notre désaccord quand il avait été dit, lors de cette affaire, que l’Etat ne pouvait pas rien faire.
En tout cas, n’attendez pas le soutien des députés communistes et républicains.
Votre projet de décentralisation est en parfaite adéquation avec celui d’une Europe fédérale, d’une Europe libérale des régions, totalement soumise aux lois du marché. Le partage des tâches est déjà fait entre les régions et les institutions européennes. Restait à en parachever l’articulation : c’est désormais chose faite. Les secondes capteront l’essentiel du pouvoir politique et économique, tandis que les premières n’auront aucun pouvoir sur les questions essentielles et seront le simple lieu de gestion des politiques européennes. Leur fonction sera de reconstruire des identités culturelles factices. Le retour à la mode des cultures régionales et traditionnelles n’est pas anodin. Ce régionalisme présente en effet le double avantage d’être compatible avec le fonctionnement de l’économie néo-libérale et d’offrir un ultime mode de socialisation aux populations que la destruction des solidarités - je pense évidemment aux services publics, à la sécurité sociale, aux syndicats- a laissées désorientées.
M. Laurent Hénart, rapporteur pour avis - L’Auvergne, cela existe quand même, Monsieur Chassaigne ?
M. André Chassaigne - Si nous nous opposons à ce texte, ce n’est pas que nous soyons en aucune façon jacobins ou étatistes (« Ah ! » sur les bancs du groupe UMP). Nous ne cherchons pas davantage à idéaliser une République qui n’a jamais concrétisé tous les idéaux qu’elle proclamait. Nous avons d’ailleurs été parmi les premiers, dès les années 1970, à revendiquer une décentralisation de nos institutions, qui certes n’avait rien à voir avec ce projet. En 1977, le groupe communiste à l’Assemblée nationale avait déposé une proposition de loi « portant création d’un pouvoir régional dans la perspective d’un socialisme démocratique et autogestionnaire pour la France » (Exclamations sur les bancs du groupe UMP).
M. le Rapporteur - C’était le modèle albanais !
M. André Chassaigne - Nous ne nous opposons pas au dépérissement de l’Etat en soi. Dans le droit fil de notre philosophie (Exclamations sur les bancs du groupe UMP), nous rejetons simplement, avec force, un projet qui disjoint les lieux de vie démocratique des espaces de détermination des politiques sociales et économiques.
L’Etat a été un lieu où des gouvernements, démocratiquement élus, avaient le pouvoir effectif de définir les orientations sociales et économiques de la nation. C’est précisément parce qu’il permettait une intervention, fût-elle marginale, des citoyens dans les affaires économiques, que nous n’acceptons pas son démantèlement. Ce n’est pas un hasard si les Français ont pu arracher, notamment après la guerre, tous les droits économiques et sociaux aujourd’hui remis en question (Exclamations sur les bancs du groupe UMP). Aucune collectivité n’aura demain, bien qu’élue au suffrage universel, le pouvoir, financier ou juridique, d’affronter une multinationale. La décentralisation cherche à organiser l’impuissance politique des institutions élues pour mieux contourner le suffrage universel.
Les vraies décisions, déterminantes pour l’avenir des Français comme de tous les Européens, seront prises dans des institutions où le contrôle démocratique est soit nul comme la Banque centrale européenne, soit assez faible pour n’être pas préjudiciable aux intérêts des multinationales - je pense évidemment aux autres institutions européennes.
Les députés communistes et républicains ont une tout autre conception de la décentralisation.
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M. Alain Gest - Ah, ça, pour sûr !
M. Bernard Accoyer - Oui, ils sont centralisateurs !
M. André Chassaigne - Notre ambition est d’abord d’encourager la démocratisation de la vie publique locale et nationale. Les communes, les départements et les régions ont déjà de nombreuses compétences. Il faut simplement que les citoyens participent davantage et directement aux décisions locales et que l’on rompe avec la logique délégataire, si démobilisatrice.
Notre ambition est aussi d’encourager les partenariats entre collectivités et avec l’Etat, pour l’aménagement d’espaces comme le Massif central, car la concurrence entre territoires est destructrice.
Surtout, nous voulons démocratiser la vie économique. Elus, citoyens salariés doivent participer aux choix stratégiques des entreprises, aux choix d’investissement. Cela suppose au préalable le contrôle des aides publiques et la maîtrise des institutions de crédit, afin de réorienter notre économie en faveur de l’emploi, de la formation et des salaires.
Dans cette perspective, notre ambition politique est que le peuple investisse le champ décisif des affaires économiques pour ne plus l’abandonner aux seuls capitalistes. C’est ce qu’aurait pu réaliser la Commune de Paris, concevoir « une forme politique qui permette de réaliser l’émancipation économique du travail » selon la belle formule de Marx dans La guerre civile en France.
Si, parlant de décentralisation, nous nous inspirons de la Commune, vous faites plutôt un retour dans le temps de trois cent cinquante ans, pour revenir aux motivations de la Fronde.
M. Michel Piron - Intéressant.
M. André Chassaigne - Votre projet traduit la volonté de retrouver des équilibres antérieurs à la Révolution et à l’avènement de la souveraineté populaire (Rires sur les bancs du groupe UMP). C’est parce qu’il est terriblement réactionnaire et indigne de la République que nous vous invitons à voter cette motion de procédure.
M. Daniel Paul - Très bien !
M. le Rapporteur - Après la défense et illustration de la décentralisation par M. Balligand, voici donc la péroraison de M. Chassaigne. On comprend mieux comment la gauche plurielle, à force de faire le grand écart, est restée clouée au sol !
Je n’ai guère entendu de raison objective de revenir en commission, mais je reprends quelques arguments. Il n’y aurait pas eu de concertation : comparez les assises des libertés locales à la méthode à la hussarde employée en 1982. Les communes seraient oubliées : mais l’article 99 les met au c_ur de la décentralisation puisque ce sont les seules collectivités qui peuvent s’associer à toutes les autres. Il n’y aurait plus d’aménagement du territoire ? Puisque vous avez cité une expression du Nord chère à M. Bocquet, en voici une autre : « Grand diseux, p’tit faiseux ». M. Gayssot nous a beaucoup parlé du canal Seine-Nord, mais c’est dans le CIAT de décembre dernier qu’il figure.
[…]
La motion de renvoi en commission, mise aux voix, n’est pas adoptée.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance, qui aura lieu ce matin, à 9 heures 45.
La séance est levée à 1 heure 40.